jean carre

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NOUS DEUX

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NOUS DEUX

Le français et les langues modernes en général ne savent dire que « je » ou « nous » pour s’inclure soi-même. À l’école, on nous a tous appris qu’il y a le singulier et le pluriel, et c’est tout. Or, les Anciens étaient plus précis, plus sensibles, plus subtils.

Le grec ancien et le sanskrit, entre autres, connaissaient le singulier, le pluriel et le duel, qu’on retrouvait dans toutes les déclinaisons et conjugaisons. Ainsi le grec dit « je » (ego, ἐγώ), « nous » (hēmeis, ἡμεῖς), mais aussi « nous deux » (, νώ). Le sanskrit dit « je » (aham, अहम्), « nous » (vayam, वयम्), mais aussi « nous deux » (āvām, आवाम्). Mais ce « nous deux » n’est pas que deux au sens simplement mathématique : là est toute la subtilité. Le duel des Anciens exprimait une entente absolue, une subtile alliance inouïe, une indicible complicité, une inconcevable et indissoluble intimité bien au-delà du simple fait d’être « deux » et non un ou trois, quatre, etc.

Les anciens Grecs et les Indiens employaient le duel pour deux yeux qui regardent dans la même direction, deux bras qui s’ouvrent ensemble pour étreindre une être aimé, deux mains qui œuvrent en totale harmonie. Ils parlaient toujours d’Éros (Ἔρως, l’Amour) et Psyché (Ψυχή, l’Âme) au duel. C’est également au duel qu’on mentionnait Orphée (Ὀρφεύς) et Euridice (Εὐρυδίκη).

L’emploi du duel n’était pas automatique dès qu’il y avait deux : il dépendait du rapport, de la relation, de la synergie et de l’harmonie entre les « deux ». Ainsi, deux chevaux n’impliquaient pas nécessairement d’employer le duel, mais deux chevaux harnachés  et travaillant ensemble commandaient le duel.  Le duel des Anciens nous révèle que ces « deux-là » sont en quelque sorte inséparables, qu’ils sont bien plus que « un plus un » : c’est « nous deux ensemble », une seule âme, un seul cœur. Le duel marquait la dualité des formes tendue vers le Un, y touchant, y habitant, y étant. Il marquait aussi une sorte d’exclusivité : trois ne pourra jamais prétendre à l’intimité et la profonde résonance d’un « nous deux » digne du duel des Anciens.

Lorsque j’apprenais le grec ancien au collège, nos manuels et nos professeurs abordaient le duel du bout des lèvres : à peine quelques lignes ou deux phrases, juste le temps de nous expliquer que c’était tombé en désuétude et qu’on pouvait presque l’ignorer dans notre étude, tout comme souvent les règles d’accentuation. Ce n’est que bien plus tard qu’il m’est apparu que notre civilisation avait échappé quelque chose d’important.

Marguerite Yourcenar écrivait que « tout ce que les hommes ont dit de mieux a été dit en grec ». C’était une exagération qu’on lui pardonne facilement, mais il apparaît clairement que les Anciens, et pas seulement les Grecs bien sûr, pressentaient des aspects de la vie que nous ne discernons plus qu’en nous appliquant de façon particulière. Sans doute les Anciens, du moins ceux qui ont mis au point et affiné les langues indo-européennes, savaient-ils que le destin du « je » individuel est non pas de se perdre dans le nous insipide, sans couleur, sans saveur et sans âme qui étend rapidement son ombre sur notre civilisation crépusculaire, mais plutôt le Je sans bornes qui peut se révéler à travers l’authentique « nous deux ensemble » qu’exprimait l’antique duel.

La multiplicité des formes de l’univers est la progéniture sans limites de l’unique Réalité, du Je dont le dynamisme intrinsèque est duel (masculin/féminin) : l’unique Je qui se fait deux, d’abord « deux ensemble, » indissociablement unis, puis simplement deux, puis trois et multiple. C’est cela le Mystère de l’incarnation dont parle la tradition chrétienne, le Verbe fait chair de Jean l’évangéliste, le déploiement de la Parole (vāc) dont a tant parlé l’Inde traditionnelle. À l’origine de l’univers et des êtres qui le peuplent se rencontrent toujours le masculin et le féminin : la création ne connaît rien d’autre que masculin/féminin. Avant d’être multiple dans ses formes, l’univers est d’abord duel au sens que nous avons dit : il y a d’abord sujet connaissant et objet connu, ou Dieu et le monde.

Comme tant d’autres nuances anciennes (l’optatif, la voix moyenne, souvent le neutre, etc.) le duel s’est étiolé puis perdu dans nos langues et cela dès la période historique. Homère l’emploie là où le grec classique ne l’utilise presque plus déjà au Ve siècle avant notre ère. La langue védique, la couche la plus ancienne du sanskrit, en fait grand usage et son emploi s’est rigoureusement maintenu dans le sanskrit classique; par contre, dans les langues populaires de l’Inde il s’est perdu. Que signifie la perte du duel dans nos vies et dans notre civilisation? Elle s’inscrit dans le cadre général d’un affadissement de nos existences, d’une banalisation tirant sur l’indifférence, d’une uniformisation de plus en plus évidente. Sous prétexte de vitesse, nous ne prenons plus le temps de sentir, de ressentir. Nous fuyons la solitude et le silence si essentiels, nous ne prenons que si rarement le temps de respirer la vie, de simplement vivre. Les gens de ma génération ont tous vu la différence presque abyssale entre la vie dans les années ’50 et celle d’aujourd’hui. Nous avons cru gagner du temps, mais nous avons surtout perdu notre âme : l’intelligence et la lumière du cœur se sont obscurcies. Mais même là : avons-nous vraiment gagné du temps dans nos vies? Il me semble (et les enquêtes le montrent) que les hommes d’aujourd’hui disposent de moins de temps pour eux-mêmes, ce qui à mes yeux est la véritable richesse sur terre, que ceux d’il y a cinquante ans! Cette perte colossale, nos langues modernes le disent quand on les compare aux langues anciennes, qu’on appelle souvent « langues mortes », alors qu’elles étaient tellement plus vivantes et près de la Source que les nôtres!

Nous sommes des handicapés du langage, mais aussi et surtout du cœur, des mutilés de l’âme. L’homme moderne avec ses facultés largement oblitérées a grand-peine à ressentir ce qu’une exquise sensibilité et une intuition infaillible faisaient apercevoir à nos ancêtres. Nous avons largement perdu le sens d’une véritable relation entre les êtres, les choses et les phénomènes. Nous entretenons des rapports superficiels, des échanges largement fondés sur l’intérêt restreint à un je individuel terriblement limité et finalement fort misérable. Nous avons des connaissances, mais combien de véritables amis ? Où est l’amour vrai dans nos vies? Nous nous encombrons la tête et alourdissons le cœur de concepts, d’idéologies et d’opinions au lieu de prendre le temps de ressentir. Nous passons le plus clair de nos échanges à défendre un imaginaire égotique que nous croyons être au lieu d’écouter l’autre. N’avons-nous pas largement échappé la grâce d’aimer, mais vraiment aimer? Il ne s’agit pas de revenir à d’anciennes formes grammaticales, mais plutôt de nous donner à Cela qui donne à exister et à aimer.

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Éros éveillant Psyché, Musée du Louvre

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