jean carre

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Jīvanmuktānandalaharī, «La vague de félicité du libéré vivant»
(traduction par René Allar)
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La vague de félicité du libéré vivant, de Śaṃkarācārya (VIIIe siècle)

La vague de félicité du libéré vivant
Śaṅkarācārya

Quand, dans la ville, il contemple le tableau bariolé des citadins, hommes et femmes aux noms et formes variés, bien vêtus et parés avec des ornements d’or et qu’il se délasse avec eux, en pensant en lui-même qu’il est pur spectateur, le sage, dont l’ignorance a été abolie par l’initiation de son guru, n’est plus le jouet de la confusion (vyāmoha).

Quand, dans la forêt, il regarde les cimes qui ploient sous leur fardeau de feuilles et de fruits et qu’il entend les divers gazouillis des troupes d’oiseaux cachés dans l’ombrage épais, n’ayant pour siège, la nuit comme le jour, qu’une modeste surface au pied d’un arbre, le sage, dont l’ignorance a été abolie par l’initiation de son guru, n’est plus le jouet de la confusion.

Quand il séjourne dans un temple, un autre jour dans un palais somptueux, tantôt sur un rocher, une autre fois sur le bord d’une rivière, ou bien quand il partage la hutte de quelque ascète éminent et paisible, le sage, dont l’ignorance a été abolie par l’initiation de son guru, n’est plus le jouet de la confusion.

Quand il se récrée ici avec des enfants enjoués qui battent des mains, là avec des hommes et des femmes jeunes et jolis, quand il s’entretient avec des vieillards chagrins, ou bien avec des hommes tout différents, le sage, dont l’ignorance a été abolie par l’initiation de son guru, n’est plus le jouet de la confusion.

Quand il s’entretient avec des érudits qui savourent sans fin les délices du savoir, ou bien avec les meilleurs poètes ayant sur les lèvres l’essence même de l’art poétique, à d’autres moments avec d’excellents logiciens épris de déductions, le sage, dont l’ignorance a été abolie par l’initiation de son guru, n’est plus le jouet de la confusion.

Quand, par la pratique assidue de la méditation, le cœur débordant, il accomplit un culte divin avec des fleurs appropriées épanouies et très odorantes ou avec des feuilles parfaitement immaculées, l’esprit réjoui, tout entier à la louange, le sage, dont l’ignorance a été abolie par l’initiation de son guru, n’est plus le jouet de la confusion.

Quand il récite les noms de Celle qui est favorable aux êtres, de Celui qui confère la tranquillité, ou de Celui qui imprègne tout, ou quand il récite celui du Conducteur de la troupe divine, ou de Celui qui manifeste l’univers, et que la béatitude inonde ses yeux de larmes, le sage, dont l’ignorance a été abolie par l’initiation de son guru, n’est plus le jouet de la confusion.

Quand il se purifie dans les flots du Gange, quand il utilise l’eau d’un puits ou d’un étang, que cette eau soit froide ou tiède et agréable, ou quand son corps couvert de cendres est pareil à du camphre, le sage, dont l’ignorance a été abolie par l’initiation de son guru, n’est plus le jouet de la confusion.

Quand il est occupé avec les objets des sens de l’état de veille, quand il s’envole dans le rêve et jouit de ses objets, ou quand il fait l’expérience de la félicité ininterrompue du sommeil profond, le sage dont l’ignorance a été abolie par l’initiation de son guru n’est plus le jouet de la confusion.

Quand il est nu, quand il est vêtu comme un dieu, ou quand il porte autour des reins une peau de bête, magnanime, sans aucun soucis, suscitant la joie dans le cœur des personnes bienveillantes, le sage, dont l’ignorance a été abolie par l’initiation de son guru, n’est plus le jouet de la confusion.

Quand il est établi en sattva, quand, toujours à l’aise, il est en contact avec la nature de rajas, ou celle de tamas, ou quand, il s’affranchit de ces trois modalités cosmiques, toujours pur, tantôt dans le courant de l’existence conditionnée, tantôt se prélassant dans le sentier de la révélation, le sage, dont l’ignorance a été abolie par l’initiation de son guru, n’est plus le jouet de la confusion.

Quand il garde le silence ou quand il se montre enclin à parler, quand sa félicité intime le fait rire aux éclats ou suspend sa voix, ou bien quand il examine avec intérêt quelque affaire mondaine, le sage, dont l’ignorance a été abolie par l’initiation de son guru, n’est plus le jouet de la confusion.

Quand il verse des gorgées de vin subtil dans les bouches en lotus épanouies des shaktis, ou quand il en absorbe lui-même avec sa bouche, montrant ainsi que le mien et le tien n’entachent pas la nature non duelle, le sage, dont l’ignorance a été abolie par l’initiation de son guru, n’est plus le jouet de la confusion.

Quand il prend plaisir à fréquenter les fidèles de Shiva ou de sa Shakti, quand il vit parmi les adorateurs de Vishnu, parmi ceux de Surya ou ceux de Ganesha, débarrassé par la non-dualité de tout ce qui divise, le sage, dont l’ignorance a été abolie par l’initiation de son guru, n’est plus le jouet de la confusion.

Quand il perçoit la pure essence à travers la variété innombrable des qualités et des distinctions, tantôt revêtu d’une forme, tantôt sans forme, cette essence qui est la sienne et celle de Shiva, quand devant cette merveille il exulte «Qu’est cela ?», le sage, dont l’ignorance a été abolie par l’initiation de son guru, n’est plus le jouet de la confusion.

Quand il perçoit la dualité toute entière comme étant aussi la vérité, comme étant le devenir de l’Être, selon la grande parole dont il a parfaitement compris et médité les acceptions profondes, quand, une fois disparue l’illusion de la dualité, il répète sans cesse «Shiva ! Shiva ! Shiva !», le sage, dont l’ignorance a été abolie par l’initiation de son guru, n’est plus le jouet de la confusion.

Celui-là jouit sans relâche de la délivrance, complètement établi dans la réalité suprême de l’Être (Shiva), où il est parvenu rapidement grâce au regard compatissant de son guru, tel le nectar, plongeant et replongeant dans le lac de la béatitude innée. Sa conduite étant parfaite, il est le meilleur d’entre les hommes, les poètes le proclament un vrai renonçant, un yogi accompli, un authentique prophète.

JĪVANMUKTĀNANDALAHARĪ

Pure paurān paśyan narayuvatināmākṛtimayān suveṣān svarṇālaṃkaraṇakalitāṃṣvitrasadṛṣān |
svayaṃ sākṣādṛṣṭetyapi ca kalayaṃastaiḥ saha raman munir na vyāmohaṃ bhajati gurudīkṣākṣatatamāḥ ||

Vane vṛkṣān paṣyan dalaphalabharān namra suṣikhān ghanacchāyāchannān bahulakalakūjaddijagaṇān |
bhajan ghasrorātrādavanitalakalpaikaṣayano munir na vyāmohaṃ bhajati gurudīkṣākṣatatamāḥ ||

Kadācit prāsāde kvacidapi ca saudheṣu dhanināṃ kadā kāle ṣaile kvacidapi ca kūleṣu saritām |
kuṭīre dāntānāṃ munijanavarāṇām api vasan munir na vyāmohaṃ bhajati gurudīkṣākṣatatamāḥ ||

Kvacidbālaiḥ sārdhaṃkaratalagatalaiḥ saha sitaiḥ kvacit tāruṇyālaṃ kṛtanaravadhūbhiḥ saha raman |
kvacidvṛddhai ṣvintākulita hṛdayaiṣvāpi vilapan munir na vyāmohaṃ bhajati gurudīkṣākṣatatamāḥ ||

Kadācidvidvadbhirvividiṣubhiratyantanirataiḥ kadācit kāvyālaṃ kṛtirasa asālaiḥ kavivaraiḥ |
kadācit sattarkairanumiti paraistārkikavarair munir na vyāmohaṃ bhajati gurudīkṣākṣatatamāḥ ||

Kadā dhyānābhyāsaiḥ kvacidapi saparyāṃ vikasitaiḥ sugandhaiḥ sat puṣpaiḥ kvacidapi dalairevavimalaḥ |
prakurvan devasyapramuditamanāḥ saṃnati pare munir na vyāmohaṃ bhajati gurudīkṣākṣatatamāḥ ||

śivāyāḥ ṣambhorvā kvacidapi ca vikṣṇorapi kadā gaṇādhyakṣasyāpi prakaṭita varasyāpi ca kadā |
paṭhanvai nāmāliṃ nayanaracitānandasarito munir na vyāmohaṃ bhajati gurudīkṣākṣatatamāḥ ||

Kadā gañgāmbhobhiḥ kvacidapi ca kūpotthasalilaiḥ kvacit kāsārotthaiḥ kvacidapi sadukṣṇaiśca śiśiraiḥ |
bhajansnānaṃ bhūtyā kvacidapi ca karpūranibhayā munir na vyāmohaṃ bhajati gurudīkṣākṣatatamāḥ ||

Kadācijjāgartyāṃ viṣayakaraṇaiḥ savyavaharan kadācit svapnasdhānapi ca vipayān eva ca bhajan | kadācit sauṣuptaṃ sukham anubhatranneva satataṃ munirna vyāmohaṃ bhajati gurdīkṣākṣatatamāḥ ||

Kadāpyāśāvāsāḥ kvacidapi ca divyāmbaradharaḥ kvacit pañcasyotthāṃ tvacam api dadhanaḥ kaṭitaṭe | manaṣvī niḥsaṇgaḥ sujanahṛdayānandajanako munirna vyāmohaṃ bhajati gurudīkṣākṣatatamāḥ ||

Kadācit sattvastaḥ kvacidapi rajovṛttisugatas tamovṛttiḥ kvāpi tritayarahitaḥ kvāpi ca punaḥ | kadācit saṃsārī śrutipathavihārī kvacidaho munirna vyāmohaṃ bhajati gurudīkṣākṣatatamāḥ ||

Kadācit maunastaḥ kvacidapi ca vāgvādanirataḥ kadācit sānandaṃ hasitarabhasastyaktavacanaḥ | kadācit lokānāṃ vyavahṛtisamālokanaparo munirna vyāmohaṃ bhajati gurudīkṣākṣatatamāḥ ||

Kadācicchaktīnāṃ vikacamukhapadmeṣu kamalaṃ kṣipaṃstāsāṃ kvāpi svayamapi ca gṛhansvamukhataḥ | tadadvaitaṃ rūpaṃ nijaparavihīnaṃ prakaṭayan munirna vyāmohaṃ bhajati guru dīkṣākṣatatamāḥ ||

Kvacicchaivaiḥ sārthaṃ kvacidapi ca ṣāktaiḥ saha vasan kadā vikṣṇorbhaktaiḥ kvacidapi ca sauraiḥ saha vasan | kadā gāṇāpatyairgatasakala bhedo ’dvayatayā munirna vyāmohaṃ bhajati gurudīkṣākṣatatamāḥ ||

Nirākāraṃ kvāpi kva cid api ca sākāram amalaṃ nijaṃ ṣaivaṃ rūpaṃ vividha guṇabhedenabahudhā kadā śvaryaṃ paṣyan kim idam iti hṛṣyann api kadā munirna vyāmohaṃ bhajati gurudīkṣākṣatatamāḥ ||

Kadā dvaitaṃ paṣyannakhilam api  satyaṃ ṣivamayaṃ māhāvākyārthanam avagati samabhyāsa vaṣataḥ | gata dvaitābhāsaḥ śiva śiva śivetyeva vilapan munir na vyāmohaṃ bhajati gurudīkṣākṣatatamāḥ ||

Imāṃ muktāvasthāṃ paramaśivasaṃsthāṃ gurukṛpā sudhāpāṅgavyāpyāṃ sahajasukhavāpyām anudinam | muhurmajjanmajjan bhajati sukṛtaiścen naravaraḥ sadā tyāgī yogī kaviriti vadantīha kavayaḥ ||

Iti ṣrīmat parama hasa parivrājakācāryasya śrī govinda bhagavat pūjya pāda śiṣyasya śrīmaccha kara bhagavataḥ kṛtau jīvanmuktānandalaharī saṃpūrṇā

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